Évaluation

« De grands groupes s’interrogent sur la pertinence de conserver, ou non, leurs actifs immobiliers »

Par Christian Capitaine | Le | Services pour évaluer

En région parisienne, et notamment dans le quartier de La Défense, un nombre croissant d’entreprises, parmi les fleurons de notre secteur tertiaire, envisage de céder leurs actifs immobiliers, relève Maître Cérine Chaïeb, avocate à Paris. Cette spécialiste du droit immobilier et du droit des affaires/droit commercial, nous éclaire également sur les décisions prises par les pouvoirs publics afin de soutenir la filière du commerce francilien. Interview.

Cérine Chaïeb, avocate à Paris - © D.R.
Cérine Chaïeb, avocate à Paris - © D.R.

La crise sanitaire a conduit de nombreuses entreprises à développer le télétravail. Quel est son impact sur l’immobilier tertiaire ?

Il est loin d’être négligeable. D’abord parce que le travail à domicile, ont jugé de nombreuses entreprises, ça marche, au point de le privilégier, voire d’en faire la règle. Prenons le cas du quartier de la Défense, à Paris. De grands groupes s’interrogent aujourd’hui sur la pertinence de conserver, ou non, des actifs immobiliers. C’est le cas notamment de la Société Générale, si elle envisageait de quitter l’Espace 21 qu’elle occupe à La Défense, cela constituerait, pour elle, une économie de loyer de près de 600 millions d’euros. Le groupe Suez, également, se penche sérieusement sur une redéfinition de sa stratégie d’actifs immobiliers à Paris.

Le cabinet d’audits et de conseils Deloitte a calculé que le développement, à La Défense, du « flex-office » [l’absence de bureaux attitrés sur le lieu de travail] et du télétravail remettra sur le marché entre 10 et 15 % des surfaces loués par an. Dans ce contexte, si l’on se retrouve dans une situation de suroffre de biens à louer, leur valeur vénale baissera immanquablement.

La vacance des locaux tertiaires dans ce grand quartier d’affaires parisien aura, nul doute, un impact sur l’activité commerciale des magasins alentour…

Sans conteste. 180 000 personnes travaillent chaque jour à La Défense, dont 60 % de cadres. Et d’après les dernières données que nous avons, plus de 90 % d’entre eux étaient en télétravail pendant la durée du confinement. En observant les données de fréquentation de Google Mobility post confinement, on constate d’ailleurs une baisse d’environ 55 % de la fréquentation dans cette zone. Conséquence : tous les commerces de ce vaste quartier, notamment ceux du secteur de la restauration, essuient de lourdes pertes de fréquentation et donc de chiffre d’affaires.

Le cas de l’activité d’hôtellerie est aussi très inquiétant puisque c’est un secteur sensible à des évènements tels qu’une pandémie. Le taux d’occupation a commencé à baisser en amont de la fermeture décrétée par le gouvernement avec le phénomène d’annulation à répétition, les hôteliers savaient déjà les prémices des conséquences de cette crise sanitaire sur leur secteur. D’ailleurs, quand on fait une comparaison du taux d’occupation entre mai 2019 et mai 2020, on a des taux inférieurs à 10 % et même 5 % pour les hôtels 5 étoiles.

Plutôt que de travailler à perte - car les charges qui pèsent sur les hôteliers sont énormes - ils préfèrent laisser porte close… Pour résumer : certes l’immobilier tertiaire est touché par la crise, à cause notamment du développement du travail à domicile, mais n’oublions tous ces commerces qui vivent grâce à lui.

Quelle photographie peut-on faire, au niveau des prix et des transactions, du marché immobilier hors-résidentiel en région francilienne ?

A Paris intra-muros, alors que l’on constate une stagnation de la valeur locative des locaux commerciaux, notamment sur les grandes artères commerciales telles que les Champs-Elysées, le quartier de Saint-Honoré et le Marais, les actifs immobiliers dans la Capitale restent toujours recherchés par les investisseurs, même s’ils prennent plus de temps pour se décider.

Les investissements sont également de plus en plus nombreux, et cela depuis plusieurs mois, dans les parcs et les centres commerciaux situés autour de Paris, notamment dans les retails parcs, ces grands centres commerciaux à ciel ouvert qui ont, dès la levée du confinement, retrouvé leur niveau d’activité d’avant crise. Chiffres à l’appui : au premier trimestre, les volumes investis en centres commerciaux en Ile-de-France ont concentré 74 % du total des investissements, contre 10 % pour les rues commerçantes.

Le développement du commerce en ligne a-t-il un impact sur la hausse de la vacance des locaux commerciaux à Paris ?

Certes la vacance n’est pas en reste en Paris, mais il faut rappeler que la Capitale enregistre de très nombreux mouvements d’enseignes. Quant aux conséquences de l’essor du e-commerce, il impacte, c’est vrai, l’activité commerciale de la ville, mais en restant concentré sur des secteurs en particulier, et notamment l’équipement de la personne. A l’inverse, de nombreux baux sont signés dans la restauration, ainsi que dans les commerces de la santé, de la beauté et de l’alimentation bio.

A ce titre, la ville de Paris a mis sur pied un plan local d’urbanisme qui privilégie le développement des boutiques qui relèvent de l’artisanat. Ainsi, dans la distribution alimentaire, ce sont 4 200 locaux que veulent protéger les pouvoirs publics. Et je reste convaincue que la transformation voulue de l’espace parisien par Anne Hidalgo et ses équipes, qui passe par un développement de la mobilité à pieds et à vélo, contribuera à faire revenir les parisiens dans les magasins.

De nombreux acteurs de l’immobilier résidentiel appellent à un plan de relance pour le secteur ? Qu’en est-il dans l’immobilier tertiaire et commercial ?

Un tel plan est prévu d’être lancé à l’automne par le gouvernement. Il consistera à créer des foncières pour racheter des locaux commerciaux et les mettre à disposition à des loyers attractifs. Avec cet objectif : éviter aux centres-villes de péricliter. Qui plus est dans ce contexte de forte hausse des ventes sur Internet.

Depuis la pandémie, des mesures ont-elles été prises par les pouvoirs publics pour aider les commerces d’Ile-de-France à traverser cette crise ?

A ce jour, aucune ordonnance n’a été prise, aucun décret n’a été signé, aucun texte n’a été voté qui permettrait l’annulation des loyers dus pendant le confinement. La posture du gouvernement est compréhensible : certes de gros bailleurs peuvent renoncer, pendant un certain temps, à leurs revenus, mais pour les plus petits, c’est plus difficile !

Une initiative a été prise par le gouvernement durant le déconfinement : le ministre de l’Économie et des finances, Bruno Le Maire, a chargé Jeanne-Marie Prost, conseillère maître à la Cour des comptes, d’une mission de médiation s’agissant des loyers des commerçants en sollicitant plusieurs fédérations de bailleurs professionnels et de commerçants. Cet exercice a débouché sur l’élaboration d’une « Charte de bonnes pratiques entre commerçants et bailleurs pour faire face à la crise du Covid-19 ». 

Mais son apport est demeuré faible et la Charte n’a eu aucune portée normative. D’ailleurs, dans un communiqué du 3 juin 2020, quinze fédérations professionnelles du commerce ont indiqué qu’elles ne signeraient pas cette Charte et ont demandé aux pouvoirs publics de mettre en place un plan de soutien. 

D’autres mesures ont-elles mises en place par le Gouvernement ?

Rapidement après l’instauration du confinement, le gouvernement a réagi par le biais de deux ordonnances, promulguées le 25 mars :

1/ L’ordonnance 2020-316, qui prévoit dans son article 4 que les personnes éligibles au Fonds de solidarité ne peuvent pas encourir de pénalités, d’intérêts de retard, d’astreinte, de dommages et intérêts et de mise de clauses pénales ou résolutoires pour défaut de paiement des loyers venant à échéance pendant la période juridiquement protégée (c’est-à-dire la période de l’état d’urgence sanitaire + 2 mois)

2/ L’ordonnance 2020-306 qui permet, dans son article 4, à tous les locataires d’échapper, pour les échéances advenues entre le 12 mars 2020 et le 23 juin 2020, aux pénalités de retard et à la mise en œuvre de la clause résolutoire, toutefois les intérêts de retard restant à la charge des locataires.

Cependant, dès la fin du confinement et la reprise de l’activité, de nombreux bailleurs se sont empressés de saisir les juridictions compétentes afin de demander le recouvrement des loyers non payés pendant cette période, nous attendons donc comment la justice va trancher.

Concernant la première ordonnance, quelles sont les conditions pour être éligibles au Fonds de solidarité ?

Pour bénéficier de cette aide, qui devrait être prolongée de plusieurs mois ainsi que l’a prévu le dernier examen du projet de loi de finances rectificative, il faut avoir enregistré une baisse d’au moins 70 % de son chiffre d’affaires, avoir dégagé des revenus annuels de moins d’un million d’euros et compter moins de dix salariés. Mais le montant de cette aide reste dérisoire, soit 1 500 euros pour une association que je défends, alors que son loyer annuel est de 20 000 euros…

Moratoire sur les zones commerciales : des conséquences dramatiques

En juin 2020, la Convention citoyenne pour le climat a fait une proposition qui consiste à mettre en place un moratoire sur toutes les futures zones commerciales périphériques sur le Territoire. Cette mesure radicale, si elle est adoptée, « ne sera pas sans créer des dégâts sur le plan économique, déplore Cérine Chaïeb, notamment chez les investisseurs et les promoteurs immobiliers. » Et d’ajouter : « De nombreux projets sont lancés, et les arrêter aurait des conséquences dramatiques pour l’activité de ces porteurs de projets. »